Jacques Julien est né en 1967 à Lons-le-Saunier.
Il vit et travaille à Paris et Montdidier.
Jacques Julien est sculpteur. Par définition, cela veut dire qu’il fait profession de sculpter (de créer une œuvre d’art à trois dimensions). Ces formes tiennent donc dans un espace, elles occupent une place. Certaines d’entre-elles relèvent de pratiques reconnues comme l’assemblage ou l’appropriation et d’autres d’une intuition plus sensible. De manière générale, les sculptures sont minimalistes et inspirées par un réel qui se veut à la fois chargé d’humour et de poésie.
Jacques Julien était étudiant à l’École des Beaux Arts de Nîmes et à l’École des Beaux Arts de Grenoble, il enseigne aujourd’hui à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris la Villette.
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Que signifie le mot cool pour toi ? A quelles images l’associes-tu ? Penses-tu qu’il puisse avoir des définitions plurielles et contradictoires ?
( extrait du journal de ma jeunesse ): «Cool c’est le contraire de pas cool et quand c’est pas cool, c’est vraiment pas cool… genre ça peut même devenir pas cool du tout… donc, si on pouvait aller aussi loin dans le cool cool que l’on arrive à s’enfoncer dans le pas cool du tout, alors on devrait pouvoir atteindre des sommets de coolitude… mais perso je n’y suis jamais arrivé.»
Si les occurrences du cool le situent souvent dans les contre-cultures, on sait aussi que ces dernières se font toujours digérer par les institutions «officielles» de la culture ou celles du commerce. Finalement le cool a t-il une chance d’être singulier et contestataire ou est-il toujours condamné à devenir une esthétique communicante ?
Je ne sais pas trop ce que c’est la contre-culture aujourd’hui. Si la contre-culture c’est ce qui est cool, alors c’est pas cool pour la contre-contre-culture, mais je ne pense pas que ce soit si simple.
Adolescent, tu te rêvais en «keupon». Entamer des études d’art t’a semblé être une alternative évidente. Ces deux parcours, partageaient-ils, selon toi, une même dimension critique ?
L’adolescence est un moment où l’on incarne sa propre dimension critique dans un rapport à l’immédiateté ; c’est le no-future de la chanson du keupon. Adolescent, on se pense plutôt qu’on ne pense et on cherche naturellement à construire les moyens de sa liberté et les endroits d’une résistance possible. Je me souviens du sentiment d’orgueil qui m’a fait gonfler le torse quand je suis devenu «étudiant-aux-beaux-arts» ; le sentiment d’avoir trouvé un de ces moyens ou un de ces endroits.
La première fois que j’ai découvert ton travail, c’était aux beaux-arts de Rennes.
Guillaume Pinard avait apporté une de tes petites sculptures en argile (série «Les Empathiques»). Pas plus grande qu’une maquette, elle reste pourtant un souvenir marquant dans ma formation. Elle venait contredire des schémas dans lesquels l’école avait tendance à nous enfermer - la «bonne idée postmoderne» ou celui de: un projet-une thématique. Autrement dit, comment produire du mot. Ta sculpture, fragile et précaire me paraissait juste et modeste. C’était une œuvre qui avait son propre langage, elle ne prenait pas de haut. Je ne sais pas si ce que je raconte t’évoque quelque chose ou si j’y projette à mon tour, trop de mots?
Je ne pouvais espérer meilleur dessein pour ma sculpture ; être présentée par Guillaume Pinard et provoquer pareille réaction… Merci beaucoup ! Ton commentaire me comble. (trop cool !)
Sur ces mots justement, quel est ton rapport à l’enseignement ? Que penses-tu des écoles d’art aujourd’hui ? Est-ce le même espace de liberté que celui que tu as connu plus jeune ?
Je tiens à ce que mes sculptures soient silencieuses, qu’elles ne «disent» rien, mais je pense aussi que l’art contient un évident besoin de langage. L’enseignement, ou plus largement la transmission, c’est l’endroit d’une parole possible. Le service public ne va pas très bien et les écoles en sont quelque peu impactées, mais elles sont toujours des lieux où l’on peut apprendre à inventer et à construire ses propres espaces de liberté, autrement dit à construire le monde.
A tes débuts tu te dirigeais vers la peinture, à quoi doit-on le glissement opéré vers la sculpture ?
Tout ça c’est à cause du sport ! Quand j’ai commencé à utiliser les terrains de sport comme de possibles modèles, j’ai voulu opérer une sorte de translation à 90° de l’espace du tableau pour le rendre «physiquement» praticable par le spectateur… C’est là que j’ai dû trébucher.
Tes œuvres répondent à une certaine pratique d’atelier, je veux dire par là une logique dans laquelle on cherche, on tâtonne avec une certaine économie de moyen. Il me semble qu’agir comme cela c’est mettre des intuitions en péril en permanence. Tu te retrouves dans cette idée ? Es-tu souvent surpris par les résultats (si seulement on peut parler de résultats) ?
En jeu plutôt qu’en péril ; dans l’atelier je fais des hypothèses qui résistent parfois même si elles s’écroulent souvent. Il s’agit d’une sorte de mouvement permanent que j’essaye à la fois d’initier, d’alimenter, d’observer. Un des objectifs de cette activité est d’essayer de créer de l’inattendu et donc si je suis surpris c’est plutôt bon signe. Cette éventuelle surprise n’est pas une fin en soi mais elle est le signal d’une hypothèse que le temps viendra démonter ou non. Ainsi une sculpture terminée est-elle une suite d’intuitions dont la somme a résisté au temps et aux regards.
À ce sujet, comment travailles-tu Est-ce que tu vis longtemps avec les objets avant de les utiliser ? Quel est l’univers visuel dont tu as besoin à l’atelier ?
Ce ne sont pas vraiment des objets que j’utilise mais plutôt des fragments. Certains sont issus de trouvailles et peuvent s’apparenter au monde des objets usuels, souvent désuets, alors que d’autres sont des morceaux ou des restes d’hypothèses passées ou encore des chutes de matériaux divers. Si l’on part du principe qu’une sculpture d’atelier se situe dans l’espace qui existe entre les ruines de celle qui la précède et l’amorce de celle qui lui succèdera, on comprend qu’elle est naturellement composée à partir de ce que l’on appelle le fond d’atelier, à savoir les fragments, ou les chutes ; ce qui est déjà là.
Y a-t-il un choix des objets par rapport à leurs couleurs ? La gamme que tu utilises est souvent la même, du blanc/beige rehaussé de petites touches de couleurs plus vives. Pourquoi ce choix très doux ?
Les couleurs que j’utilise sont assez rudimentaires, les couleurs vives sont en général primaires et le reste de la gamme est effectivement tourné vers des valeurs pastelles, voir layettes. J’imagine que c’est là une sorte de précaution par rapport à la couleur ; j’y vais à pas feutrés, parce que l’objet, parce que l’image, parce que la peinture, et aussi parce que je suis daltonien et que de ce fait je n’y connais pas grand-chose.
Qu’est-ce qui fait qu’une sculpture est réussie ? Je parle de celles que tu réalises. Quels sentiments viennent-elles remplir en toi ?
La sculpture est un objet qui tente de tenir debout dans la conscience aliénante de son impossibilité d’être ; faire une sculpture c’est tenter de faire bonne figure de cette chute promise. C’est cette question de figure qui fait qu’une sculpture est réussie ou pas. Comme dit précédemment, il faut qu’elle me surprenne mais aussi qu’elle m’amuse. La chute est le sujet principal de cette figure et a donc quelque chose à voir avec le burlesque. Je cherche en général une tonalité particulière, un peu drôle et mélancolique en même temps et où peuvent apparaitre quelques évocations. Pour le dire autrement, une sculpture est réussie quand elle se met à ressembler à quelque chose, c’est une condition minimum pour qu’elle puisse établir les termes d’une relation possible avec le spectateur.
Avant la villa médicis (2020-2021), tu avais une carrière qui semblait plus discrète. Était-ce un choix? Qu’est-ce qui t’attirait dans cette résidence ?
Quel impact la médiatisation a t’elle (ou pas) sur le développement du travail plastique ? Penses-tu qu’il y a «un bon âge» pour y aller ?
Pour ce qui est de la résidence à la Villa Médicis, je suis très heureux de l’avoir vécu à mon âge ; d’abord parce que j’y étais en famille et que le simple fait de regarder mon fils fabriquer ses futurs souvenirs dans ce cadre était et restera une expérience incroyable, et aussi parce que peut-être qu’à 30 ans j’aurais trouvé ça presque... normal (dans mon souvenir j’étais à peine moins «discret» à l’époque). C’était en tout cas une année vraiment particulière et tout à fait formidable.
Dans ton projet à la villa Médicis, il est dit que tu veux remonter l’histoire des fine sculpture de Pino Pascali (années 60) jusqu’au Colosse de Constantin (IV siècle). Quel était le but de ce voyage temporel ?
Le but était simplement de dégager quelques problématiques liées plus spécifiquement à la pratique de la sculpture et j’émettais, via ces raccourcis chronologiques, l’hypothèse que ces problématiques, notamment sur des questions de coupes ou de fragments, étaient trans-historiques ou en tout cas récurrentes dans l’histoire de la sculpture.
Pourquoi le simulacre t’intéresse t’il autant ? Que signifie l’obsession de Pascali, reconstituer le naturel à l’aide de l’artifice ou dénoncer le processus de fabrication du faux-semblant et de l’image ?
La définition du simulacre selon Baudrillard me semble claire ; «le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité». On peut ainsi opposer simulacre et simulation, c’est un peu comme la diffèrence entre le mime et la copie. Pour continuer avec Pascali, il y a cette citation qui me semble signifiante de sa réflexion sur la place – ou plutôt l’endroit – de l’image dans la pratique de la sculpture : « e feins de faire des sculptures, mais elles ne doivent pas devenir les sculptures qu’elles feignent d’être». Il ne me semble pas qu’il y soit question de dénonciation mais plutôt une autre manière de nommer ce qu’il appelle «la fine couche épidermique» de la sculpture, autrement dit, sa surface de praticabilité pour le spectateur.
Un autre lien m’amuse avec ce fameux colosse de Constantin, c’est la photo que Twombly prend de Rauschenberg devant l’une des deux mains droites. (Tu as posté celle de Guston toi…)
J’y ai vu le lien que tu entretiens avec Rauschenberg autour de l’assemblage. Qu’est-ce qui te séduit dans cette technique ? Est-ce un langage de l’objet propre à lui-même, et les assemblages seraient autant de rebus à déchiffrer ou est-ce plutôt formel et sensible ?
Dans le prolongement de ces réflexions sur le simulacre, je pense qu’une sculpture est toujours le fragment d’un corps absent ou incomplet et que ce fragment est lui-même composé d’autres fragments assemblés ou rassemblés en un simulacre de corps. Chaque fragment est affecté de sa propre histoire, il est le trait d’union entre les ruines de ce qui le précède et l’amorce du corps auquel il appartiendra peut-être. Un fragment, ou une chute, c’est un morceau de possible, l’assemblage en est un moyen.
En empruntant au réel et en le détournant, tes compositions utilisent un vocabulaire visuel qui est déjà le notre. Cela me fait penser à cette citation de Zadkine: «Le langage de la sculpture est un néant prétentieux s’il n’est pas composé de mots d’amour et de poésie». Qu’en dis-tu ?
Il faudra que je cohabite un peu avec cette citation que je ne connaissais pas, le temps de l’apprivoiser pour mieux la comprendre mais d’ores-et-déjà je la trouve bien jolie. En tous cas je suis très attaché à l’expérience affectée et sensible dans mon rapport à l’œuvre d’art, au sens de faire l’expérience de quelque chose, une chose pour laquelle il reste certainement à définir ce que sont ces «mots d’amour».
Le sport a nourri ton travail pendant de nombreuses années. Plus qu’un réservoir de formes abstraites ou géométriques dans lequel tu pouvais puiser ; fallait il y voir une métaphore de type l’art comme un jeu, comme une compétition, comme un combat ?
Je ne suis pas très métaphore… Pour l’apparition des terrains de sport dans mon travail, c’était plutôt lié à une tentative d’injecter un peu de burlesque et de corps (absent ou pas) dans mes expériences autour du minimalisme. J’essayais de définir le territoire d’une activité, de comprendre les espaces de possibles rencontres entre le spectateur et l’œuvre ; le sport était un modèle intéressant pour établir des analogies – et non des métaphores – ou plus simplement pour nommer des ressemblances.
Tu n’as pas totalement évacué le sport, récemment tu réalisais un projet au CREPS des pays de la Loire avec des sculptures personnages. En les voyant j’ai un peu pensé à celles de Joel Shapiro et de son esthétique toujours entre figuration et abstraction. C’est un artiste qui t’intéresse ? Tout comme lui, tu rends souvent tes figures très abstraites.
Le principe de ces sculptures c’est effectivement d’avoir deux lectures possibles ; celles de corps en exercice et en même temps celles de sculptures abstraites et géométriques… ou bien l’inverse. Deux types de figures à priori contraires mais qui cohabitent tout de même joyeusement dans l’histoire de l’art ; chez Shapiro bien sûr, mais aussi Brancusi, Nogushi , ou pour reparler minimalisme Tony Smith ou encore Robert Morris.
En passant du colosse de Constantin au sport, je me suis fait la réflexion que cette discipline est en fait présente depuis toujours dans la statuaire. Le discobole de Myron, le discophile de Naucydès en sont des exemples. Ce n’est pas un motif récent de représentation. Peut-on alors parler d’une citation à l’histoire de l’art ?
J’évite aussi les citations (en plus des métaphores) que je trouve souvent trop didactiques. J’ai toutefois initié une petite série d’adresses (« tribute» comme on dirait en anglais) dans laquelle je «re-fais» des pièces qui m’ont touchées. J’ai ainsi agrandi le «Keeque» de H.C Westerman, redessiné «the letter» de David Smith et avec mon ami Hugues Reip, mon acolyte de SPLITt, nous avons traduit en chanson le tableau de Alighiero Boetti «mettere al mondo il mondo»..
Pour finir, je me demande si tu t’imagines parfois en musicien ? Chaque sculpture devenant un morceau d’un album bien particulier. Il y a un côté dandy rockeur chez toi je trouve. Est-ce là le devenir du keupon ?
Le keupon n’a pas d’avenir ni de devenir, c’est d’ailleurs ce qu’il chante - quand il chante -. Moi je chante avec SPLITt depuis 15 ou 20 ans, on fait toujours les mêmes morceaux et on ne sait toujours pas les faire. On va surement persister encore un peu.
Entretien réalisé par Vincent-Michaël Vallet