Sarah Tritz est née en 1980 à Fontenay-aux-roses. Elle vit et travaille à Paris.
Sarah Tritz réalise des œuvres qui mélangent des influences diverses et variées. Ces dernières évoquent tour à tour les arts populaires et les références historiques ; les objets domestiques et les loisirs créatifs. Sa démarche polymorphe met en place, à travers ses multiples apparitions, un rapport ludique à la création et à l’exposition. Sa façon de dé-hiérarchiser les éléments d’une réalité artistique et sociale entraine une hybridation des formes permettant de réaliser un projet, cher à de nombreux artistes depuis le XIXe siècle, concilier l'art et la vie. Elle enseigne à l’ENSAD de Paris.
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Peux-tu me dire ce que le mot cool évoque pour toi ? Peut-on dire d’une œuvre qu’elle est cool ? Si oui, quel synonyme pourrais-tu employer ?
Cool, c'est le jeans des années 90 avec une grosse panthère rose imprimée sur la cuisse. Cool, c'est une glace arc-en-ciel en forme de licorne. Cool, c'est quelqu'un de sympa, pas difficile, mais qui n'interpelle pas notre curiosité. Même si j'adore les licornes et la panthère rose !
Je n'emploie jamais le mot «cool» pour parler d'une œuvre qui m'a touchée ou qui a suscité en moi une jubilation intellectuelle. C'est un terme qui d'après moi ne peut pas qualifier une œuvre. Je préfèrerais utiliser mille onomatopées pour exprimer ma réaction face à une œuvre plutôt que ce mot «cool».
Il y a cette célèbre phrase de Picasso: «Quand j'étais enfant, je dessinais comme Raphaël, mais il m'a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme un enfant».
L’esthétique «de l’enfant» est un prétexte. Picasso exécute un chemin inverse. Il déconstruit, là ou l’enfant construit. Penses-tu qu’il existe un «trait naturel» du dessin d’enfant ? D’un certain côté, tes œuvres peuvent évoquer l’image que l’on s’en fait.
Le trait propre au dessin des enfants est authentique, le terme «naturel» est compliqué à employer, ça ne veut pas dire grand chose.
Penses tu que ce trait porte en lui une certaine forme de nostalgie ?
Non, il ne s'agit pas du tout d'une nostalgie. Dans mon cas, regarder les productions de mon fils ou d'autres enfants, permet de me concentrer d'une certaine façon afin d'obtenir une forme d'honnêteté dans le trait. Le dessin est un langage en soi, et ce qui me plait, c'est d'apprendre à décrypter et à parler avec toutes les nuances et les tons propres à la richesse de ce langage. En ce moment, je recopie beaucoup de personnages de Walt Disney ou de différents mangas. J'ai également commencé une série de stickers type Panini (que je fais avec deux ami.e.s : Adriane Emerit et Paul Bourdoncle). Pour autant, je continue aussi mes dessins plus «bruts». Évidemment cela crée un corpus très hétérogène en termes de traits et d'expressivités. C'est à partir de ce type de sauts/ruptures qu'on traduit une complexité.
Ton enfant t’inspire-t-il d’une quelconque manière lorsque tu réalises une forme ? Lorsqu’une œuvre possède une esthétique «fait maison/do it yourself», il me semble que l’on s’éloigne de l’art pour l’art et qu’on est plus enclin à laisser les influences de notre entourage s’immiscer dans la réalisation.
Je réponds précédemment en partie à cette question. Oui, mon fils m'inspire beaucoup. J'admire sa capacité à trouver des solutions plastiques si simples et à «produire» plusieurs formes quotidiennement. Bien sûr, il ne nomme pas nécessairement ce qu'il fait comme étant des formes plastiques, mais je les regarde en tant que telles. Je lui «vole» quelques gestes qui résolvent en un claquement de doigt la question du «abeur». C'est bien entendu parce que je regarde beaucoup d'artistes (dont les pratiques et les époques sont parfois très opposées) que je peux reconnaître ces gestes «salvateurs» dans ce que fait mon fils. Il n'y a pas d'un côté de l'art pour l'art et de l'autre de l'art DIY sans référence. Tout s'entremêle. L'assiduité du regard se travaille et c'est parce que je connais un panel de formes conceptuelles et plastiques très large que je peux m'emparer ainsi des gestes d'autrui.
Tes figures sont le plus souvent anthropomorphes. Est-ce le potentiel narratif d’un personnage qui t’intéresse ? En devenant les acteurs de ton exposition, il semblerait que l’on soit face à cette notion littéraire de theatrum mundi. Un endroit où le monde peut s’expliquer, où l’on comprend le rôle que l’on doit jouer. Est ce l’un des buts visés ?
Oui, ta perception quant à mes sculptures anthropomorphes est juste. Lorsque je suis dans mon atelier, je joue, je triche, j'incarne, je fais jouer mes personnages, je projette. Le plus important, c'est de ne pas penser que l'authenticité des gestes exclurait la tricherie ou la mise à distance. Tout est permis, le paradoxe est de mise et rien dans un travail d'artiste ne doit être binaire. Ce sont les raisons pour lesquelles je suis artiste. En revanche, je n'ai pas la prétention de dire aux regardeur.s.e.s quels rôles ils.elles doivent jouer. Chacun.e jouent librement son propre rôle. Bien sûr, regarder une œuvre dans le meilleur des cas interpelle, et amène le.la regardeur.s.e.s à se positionner (ou à émettre un point de vue). Regarder, c'est déjà un acte très sophistiqué. C'est un pari et on ne peut pas prétendre à ce que chacun.e des regadeur.s.e.s acceptent de regarder. C’est aussi un acte qui effraie, qui nous met face à nous-même. Chez les dits professionnels de l'art beaucoup ne savent pas regarder. On parle, on regarde un peu, mais on ne voit pas vraiment. On parle pour remplir le silence qu'impose le temps du regard. J'adore parler des formes plastiques, c'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'enseigne, mais il faut parler depuis ce qu'on a sous les yeux et non pas à partir d'un malentendu ou de projections mentales hors-jeu. Après, sincèrement on fait toutes et tous notre «beurre» sur le malentendu et pourquoi pas. Je pense que les formes ont un pouvoir qui va au-delà des malentendus. Je pense aussi que c'est tellement difficile de dire ce que l'on voit qu'on ne peut qu'être indulgent face à cette expérience du langage oral devant une œuvre.
Le plus important, c'est d'autoriser cette possibilité d'expérience du regard, dans la sphère publique, par le biais de l'exposition. C'est là où l'enjeu de l'art devient politique : il n'est pas simple d'énoncer son point de vue, or, c'est d'après moi crucial d'être dans une relation critique au monde.
Certaines sculptures disloquées et démembrées me rappellent à certains égards, les études de bout de corps volés par Gericault à la morgue. Une idée en amenant une autre, j’y vois aussi la figure du monstre de Frankenstein. Ce dernier est associé au feu prométhéen, cet élément de pouvoir/savoir piqué aux dieux et offert aux hommes. Penses-tu qu’une oeuvre puisse être associeé à cette idée ? L’art peut-il être cet élément qui entend comme dans l’événement mythologique, «briser la destinée humaine ?»
Je comprends le lien à Géricault et je suis absolument d'accord. Pour le reste, je ne sais pas... «Briser la destinée humaine» c'est un programme un peu idéologique non ? Je ne crois pas à la destinée.
Une image, proche de Prométhée, me vient en tête à la vue de tes expositions, celle du trickster. Ce dernier, autrement appelé farceur, fripon est un personnage à l’aspect polymorphe. S’il représente les faiblesses humaines, il est aussi celui capable d’arranger la situation. C’est une figure de renversement des valeurs indispensable à la société. Son étude à permis à Carl Jung de développer la notion d’enfant intérieur. Il l’explique comme un individu parvenu à un moment où il décide d’entreprendre un chemin de développement personnel ; conscient de ces écarts et des bienfaits de ceux-ci. Est-ce une façon acceptable de voir ton travail, ce qui lui permet d’éclore ?
Oui, c'est très beau comme synthèse.
Picabia, figure du trickster par excellence, est une figure qui nous intéresse particulièrement dans l’énoncé du cool. C’est l’artiste qui se joue des styles et qui emprunte sans vergogne. Il est versatile et provocateur du bon goût. Tu es attachée à cet artiste aussi, tu peux nous dire pourquoi ?
Oui, j'aime beaucoup Picabia mais alors vraiment pour moi il n'est pas «cool». Ce que je trouve très beau dans son travail, c'est sa force conceptuelle mêlée à sa dextérité plastique. Sa façon de savoir concilier nonchalance et exigence. C'est aussi évidemment la puissance érotique qui traverse son travail.
Il y a une autre figure récurrente dans ton travail, celle du pantin. C’est un personnage de cirque, il est destiné au spectacle et le plus souvent ridiculement actionné pour gagner sa vie. Peut-on y voir un avatar de nos conditions humaines ou plus précisément de celle de l’artiste ?
Je n'ai pas réalisé de pantin, j'ai réalisé des marionnettes. Ce n'est pas pareil, ce n'est pas lié au cirque. Et ces marionnettes ne sont aucunement un avatar de notre condition humaine. En revanche, je reconnais que je trouve jouissif de pouvoir tendrement les manipuler. Je les aime comme rarement j'ai aimé mes autres pièces. Elles sont dépendantes de l'individu qui les manipulera pour être au monde et il faut en prendre soin.
Dans ton exposition au credac tu exposais avec des œuvres associées à l’art brut. Beaucoup de ces artistes étaient autodidactes. En tant que professeure à l’ENSAD, mais aussi jury, que penses-tu d’un diplôme délivré par une école d’art ? Quel est son but ?
Je n'ai aucun problème avec les diplômes donnés à la fin d'un cursus. Le diplôme est quelque chose qui vient clôturer trois ou cinq ans d'études dans un lieu complexe comme l'est une école d’art. C’est la première mise à l'épreuve du travail face à un public extérieur. Ce qui est fondamental, c'est qu'un dialogue, à partir d'un regard approfondi, puisse avoir lieu entre le jeune artiste et le jury. Je reconnais que c'est un exercice périlleux et parfois le rendez-vous n'a pas lieu. Cependant, j’ai beaucoup de très beaux souvenirs de diplôme, avec une intensité émotionnelle rare !
Le diplôme n'a aucune valeur en tant que telle, il a une valeur individuelle pour l'étudiant.e. et reste un moment souvent décisif pour la suite de sa trajectoire. Je le pense, et ce n'est pas uniquement parce qu'un diplôme s'est bien passé qu'il sera décisif, loin de là. En sortant de l’examen, si le jury a été pertinent, l’étudiant.e -jeune artiste- repart avec quelques interrogations dans sa besace. Je suis convaincue que les écoles d'art sont des lieux qui autorisent une liberté immense, dans un cadre précis. Encore faut-il le reconnaître, le savoir et s'y autoriser à vivre cinq ans de liberté absolue.
Hélas il existe parfois une forme d'ascendance de certain.e.s professeur.e.s sur les étudiant.e.s. Par ailleurs, le système éducatif français de la maternelle jusqu'au baccalauréat ne permet pas toujours d'être prêt à s'emparer des outils critiques propres aux écoles d'art. Je regrette profondément qu'il y ait un malentendu tant chez les professeur.e.s que chez les étudiant.e.s concernant l'autorité ou ce que l'on cache sous le terme de «regard» critique. Émettre un regard critique ou apprendre à critiquer ne devrait pas ouvrir les vannes à une forme d'autorité abusive. Personnellement, j'ai été de 7 à 15 ans dans une école d'Éducation Nouvelle (pédagogie alternative). Quand je suis rentrée à 19 ans à l'École Nationale des beaux-arts de Lyon, je l'ai vécu comme étant tout naturellement la suite de cette École Nouvelle. Je n'ai donc jamais perçu de hiérarchie entre les professeur.e.s et moi. Cela ne m'a pas encombré et j'ai adoré ces cinq ans d'études. Bien sûr, ça a été difficile à certains moments, mais globalement, je serai prête à les recommencer. Ça correspondait exactement à ce que j'attendais comme études supérieures. Ce n'est que récemment que je saisis à quel point les étudiant.e.s ne sont pas toujours serein.e.s quand ils sont à l'école. Il ne faut pas être scolaire dans une école d'art, il faut se défaire de tous les aprioris créés par le système éducatif de la République. Ça prend du temps. Quant aux professeurs, il serait temps pour certain.e.s de ne plus être paternalistes ou maternalistes, pas trop «friendly», pas trop protecteur.trices, pas trop autoritaires... Ce n'est pas simple de trouver la position la plus juste en tant qu'enseignant.e.s. On doit se remettre en question et surtout accompagner en donnant confiance à l'individu à qui on enseigne. Enfin, comme je l'ai déjà dit dans d'autres entretiens, il faut rester autodidacte tout en étudiant. Ah !
Pour revenir à tes propres œuvres, certaines d’entre elles sont réalisées sous forme d’assemblages ou de collages. Elles ont volontairement cet aspect fragile qui relève souvent d’une économie de moyens. Peut-on parler à cet égard, au-delà de la notion de goût, d’une dimension politique ? Sur quoi bases-tu ton efficacité visuelle ? Quand t’arrêtes tu ?
Oui bien sûr, il y a une dimension politique. J'aime alterner entre des productions peu coûteuses et des productions avec un vrai coût de réalisation. Tout un pan de mon travail se fait aussi grâce à des artisans que je sollicite. Des artisans qui se trouvent en province la plupart du temps. Il n'est pas question pour moi de faire sous-traiter le travail dans des pays où le coût serait moindre, car la main d'œuvre y est moins onéreuse. Aussi petit soit-on, il est de notre responsabilité de penser à notre chaîne de production et à qui va l'argent quand on en a (un peu). Évidemment, la plupart du temps je produis à perte, mais pour moi c'est un investissement et c'est un engagement aussi. Depuis plusieurs années, je fais en sorte de pouvoir produire de façon autonome sans attendre d'avoir une bourse. En conséquence, cela induit que lorsque je ne peux pas faire appel au savoir faire des artisans, je dois pouvoir réaliser des formes dans mon atelier malgré tout sinon je m’ennuierais. Je travaille donc beaucoup avec du carton-bois, des emballages recyclés, etc. C'est vrai qu'il y a probablement un aspect fragile dans certaines de mes pièces, je laisse ainsi apparent le processus de création.
Lorsque l’on voit les influences qui t’inspirent, les citations et les reprises dans tes dessins, peut-on parler de recyclage, d’appropriation ou de vol ? Je pense encore une fois à Picasso qui écrivait «les bons artistes copient, les grands artistes volent».
D'appropriation, oui.
Tes titres sont étonnants pour qui découvre ton travail la première fois. Diabolo mâche un chewing-gum sous la pluie ¬ et pense au cul. La Blonde, Ma travestie au repos, Sainte Sébastien, L’Homme qui court, Figure allongée, Les fesses, Bubble Gums, Le Teckel, J’aime le rose pâle et les femmes ingrates, L’œuf et les sandales. De quelle manière les trouves-tu ? Ils apparaissent à quel moment dans ton processus de création ?
J'ai souvent été interrogée sur mes titres et j'en ai souvent parlé dans d'autres entretiens (voir par exemple l'entretien de mon catalogue). Mes titres d'expositions personnelles (solo show) sont des sortes de programme. Je les trouve bien avant d'avoir fait les pièces qui composeront l'exposition, ils me guident en quelque sorte. Il m'arrive aussi de les changer en cours de travail. Par exemple, l'exposition au CREDAC, au départ, devait s'intituler Le castellet, la vulve et le patron et finalement je trouvais qu'associer trois noms communs était ce que j'avais déjà fait pour mon exposition solo au Parc Saint Léger à Pougues-les-eaux ou l'exposition s'intitulait: L'oeuf et les sandales. J'ai donc finalement choisi J'aime le rose pâle et les femmes ingrates, aussi en hommage à Gertrude Stein et Violette Leduc, deux femmes autrices, lesbiennes que j'admire pour leur franchise. J'aime m'exprimer parfois à la première personne à travers un titre parce que c'est inconfortable, je dis d'emblée mon point de vue, c'est osé.
En les nommant de la sorte, y-a-t-il une volonté de jouer sur l’absurde pour mieux perturber les d’interprétations des spectateurs ?
Non, rien est absurde, je ne connais pas l’absurde. La construction de mes titres s'appuie également sur des ellipses et des sensations souvent liées à la langue (l'organe), au goût et aux textures que l'on ressent par la bouche. Force est de constater que c'est très lié à la question de l'érotisme et des états d'âme. Quant au titre de mes pièces, ce peut-être différent, surtout pour mes sculptures anthropomorphes. Je les nomme en soulignant l'une de leur caractéristiques physiques (La Blonde, Le Moche, Le Géant...) ou bien simplement par des prénoms. C’est le cas de mes marionnettes par exemple. Leurs titres sont donnés une fois qu'elles sont réalisées.
Entretien réalisé par Vincent-Michaël Vallet